28 décembre 2017, Isle of Grain (Royaume-Uni) : Le méthanier brise-glace Christophe de Margerie décharge la première cargaison - environ 170.000 mètres cubes - de GNL en provenance de Sabetta, port créé de toutes pièces en Sibérie pour exporter le gaz produit sur le site de Yamal. Le choix du nom de ce géant des mers ne doit rien au hasard. Il s’agit en effet de rendre hommage à l’ancien PDG de Total qui, avant sa disparition accidentelle en Octobre 2014 sur le sol russe, n’avait eu de cesse de relancer ce projet pharaonique auquel peu de monde croyait au départ.

Après avoir vu en partie 1 en quoi Yamal était l’usine de tous les extrêmes, nous vous proposons d'étudier dans cette seconde partie en quoi le projet s'inscrit dans la stratégie du Groupe Total.  

Yamal, l’une des nombreuses initiatives de Total dans le domaine du GNL…

Lors de l’inauguration du site gazier le 8 décembre dernier, Patrick Pouyanné a affirmé «A Yamal on est partis de rien pour bâtir une cathédrale du XXIe siècle. » (1). Au-delà du seul challenge technique, c’est bien la perspective de se renforcer dans le GNL qui a motivé le pétrolier tricolore, avec un projet apparaissant comme particulièrement rentable grâce à des charges de construction maîtrisées. La dévaluation de la devise russe – 40% des investissements étant libellés en roubles – ainsi que les exemptions fiscales sur douze ans accordées par Moscou ont offert un sérieux coup de pouce. Samuel Lussac, spécialiste du secteur des hydrocarbures russes, a aussi salué le respect des délais (2). Ce ne sont pas les acteurs des grands projets industriels qui le contrediraient sur le caractère exceptionnel de ce point pour des chantiers de cette envergure. Enfin, les coûts de production devraient être plutôt avantageux grâce aux températures ambiantes qui, si elles ont complexifié la réalisation du chantier, devraient assurer désormais un coût de liquéfaction du gaz de 10 % inférieur à ce qu’il est dans le reste du monde. Au final, l’investissement requis pour produire un million de tonnes de GNL par an plafonnera à 1,6 milliard de dollar à Yamal quand il atteint 4,2 milliard à Ichthys, autre projet dans lequel Total a des parts (3). Du côté des recettes, les voyants sont aussi au vert. Arnaud Breuillac, directeur général de l’exploration-production, se réjouit ainsi des contrats de long terme [20 et 25 ans] qui permettront de résister aux fluctuations ainsi qu’aux prix bas (4).

Loin d’être l’unique incursion de Total dans le GNL, Yamal LNG s’inscrit sur une liste de plus en plus étoffée d’investissements dans ce secteur. Ceux-ci peuvent prendre la forme de partenariat, à l’instar de celui noué avec le japonais INPEX pour le projet Ichthys visant à exploiter les immenses réserves de gaz à condensats situées à 200 km des côtes australiennes. L’entreprise s’est également distinguée en 2016 en étant la première major à signer un protocole d’accord avec l’un des plus gros distributeurs de gaz naturel du marché chinois pour la livraison annuelle de 0,5 million de tonne de GNL à compter de 2018 (5)

En parallèle de ces alliances stratégiques, Total a acquis en 2017 les activités de liquéfaction de gaz d’ENGIE, pour une valeur d'entreprise (dette comprise) de 1,49 milliard de dollars (6). A cette occasion, le pétrolier a mis la main sur les participations détenues par le groupe d’Isabelle Kocher dans deux terminaux aux Etats-Unis et en Egypte ainsi que sur une flotte de onze navires méthaniers. Cette opération lui a surtout permis de récupérer l'un des plus gros portefeuilles de contrats d'approvisionnement de long terme, hérité de Gaz de France, signés avec l'Algérie, l'Egypte ou encore le Nigeria.
Cet achat a permis à la major dirigée par Patrick Pouyanné de devenir le dauphin de Shell sur le marché mondial du GNL et d’espérer porter sa production de GNL à 23 millions de tonnes en 2020 contre 11 millions en 2016 (7).

…qui s’est affirmé comme un instrument clé de la stratégie de diversification du Groupe

Tous ces investissements traduisent le souci grandissant du Groupe à trouver d’autres relais de croissance, si possible plus vertueux d’un point de vue écologique que le pétrole dont les revenus devraient s’orienter à la baisse dans les prochaines décennies. Cette stratégie de diversification l’a conduit à renforcer ses positions dans le gaz en adoptant la même « recette » que celle ayant fait ses preuves pour l’or noir, à savoir un modèle intégré qu’il présente comme sa force et sa différence (8). Deux chiffres permettent d’illustrer la part croissante prise par le gaz dans les activités de Total.  Alors que le pétrole comptait en 2006 pour 67% de sa production globale (contre 33% pour le gaz), le rapport n’était plus que de 52/48 dix ans plus tard (9). Cette tendance devrait se poursuivre grâce aux perspectives de développement prometteuses offertes par le GNL. Si l’engouement des pays asiatiques pour cette énergie est déjà particulièrement prégnant – la Corée du Sud, la Chine et surtout le Japon ont concentré en 2017 près de 55% des importations –, la demande en provenance de cette région devrait encore doubler d’ici 2035 (10). Effectivement, à supposer que l’activité nucléaire soit relancée au Japon, elle ne permettrait, d’après le projet de mix énergétique japonais 2030, de n’assurer que 20% de la production d’électricité (contre 29% avant l’accident de Fukushima). Le GNL constituerait pour sa part la première source de production avec 27% (11). Quant à l’Europe, deuxième destination couverte par les contrats conclus par Yamal LNG, la part du GNL dans sa consommation de gaz naturel devrait passer de 9 à 30% à horizon 2030(12).

Le succès du GNL s’explique par plusieurs atouts, à commencer par la possibilité qu’il offre de transporter du gaz sur de très longues distances sans avoir à construire des tuyaux sur des milliers de kilomètres. Comme le fait remarquer Laurent Vivier, Directeur Stratégies Marchés & GNL, il présente de plus une excellente flexibilité en termes de destinations dans la mesure où les bateaux le transportant peuvent être réorientés au gré des besoins formulés (13), même si la flotte mondiale de méthaniers n’a pas la souplesse de celle des tankers acheminant le pétrole.
Mais dans un contexte de transition énergétique, son principal intérêt tient sans nul doute au fait qu’il constitue une excellente alternative au charbon (-45%) comme au fioul (-30%) pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (14).

De là à croire que le GNL est la panacée il y a un pas…qu’il serait dangereux de franchir. Le risque géopolitique tout d’abord est omniprésent, comme Total l’a déjà appris à ses dépens au Yémen. En raison de la guerre civile qui y sévit depuis 2014, la major s’est en effet vue contrainte en avril 2015 d’évacuer le personnel du site de Balhaf et d’interrompre ses activités de production et d'exportation dans le pays (15). Un autre danger, économique celui-ci, plane sur cette ressource soumise à une grande volatilité des prix comme en 2014 où ses prix spot s’étaient effondrés de 40% entre la fin de l’hiver et le cœur de l’été (16). Plus préoccupant encore, le risque de surcapacité qui menace de tirer les prix vers le bas, y compris dans les régions du globe où le prix rendu est le plus élevé, mettant ainsi à mal la rentabilité des nouveaux investissements. Ainsi, Cedigaz envisage une hausse des capacités de production de près de 90 millions de tonnes supplémentaires tous les ans, conséquence du démarrage des nouvelles unités de production d’ici à 2020(17). C’est notamment le cas aux Etats-Unis où le boom du gaz de schiste a entraîné la conversion de terminaux d’importation de GNL en sites de liquéfaction qui ne cessent de s’agrandir comme à Sabine Pass (18).

Dans ces conditions, il s’avère plus que jamais nécessaire de comprimer les coûts pour produire et transporter moins cher. Pour satisfaire ce second critère, Yamal peut compter sur des méthaniers brise-glace capables de gagner la Corée en passant par le détroit de Béring. Ce trajet permet en effet d’économiser quinze jours et des dizaines de milliers d’euros de carburant par rapport à celui empruntant le canal de Suez.

Un futur projet, également situé dans le grand Nord russe, aiguise l’appétit de P. Pouyanné. Il s’agit d’Arctique-2 dont la promesse est plus qu’alléchante avec une production estimée à 18 millions de tonnes par an (contre 16,5 pour Yamal) pour des coûts de construction inférieurs d’environ 30% grâce à l’assemblage des lignes de production dans le chantier naval de Mourmansk (19). Cependant, pour prendre part au festin escompté, il faudra que les dirigeants de Total fassent de nouveau preuve de diplomatie pour obtenir, comme exigé par son partenaire russe Novatek, une implication directe de la France dans le financement. S’ils y parviennent, il restera alors à réitérer la prouesse réalisée à Yamal en termes de respects des coûts budgétés et de sécurisation des gains escomptés à l’aide de contrats de long terme. Rendez-vous en 2023 pour un premier bilan…

Auteurs :

Caroline Davriu, Senior Consultante

Catherine Fragni, Manager

Hervé Bourguignat, Directeur Commercial