De l’impact des nouvelles technologies sur les modes de travail…

Au siècle dernier, Houdini le roi de l’évasion est parvenu à émerveiller l’Europe entière en s’échappant par magie de tout enfermement : prison, camisole, chaînes, aquarium… laissant nombre de travailleurs (et de prisonniers…) envieux sur leur propre sort ! Mais derrière chaque évasion, la magie n’était que prestidigitation et techniques. Un siècle plus tard, la technologie est en passe de rendre réel les songes de ces ouvriers…

Microsoft a publié récemment une courte vidéo, visionnaire, de « réalité augmentée ». On y voit deux collaborateurs situés à des milliers de kilomètres l’un de l’autre communiquer de façon virtuelle sur un mur vitré. Ecrivant chacun dans sa propre langue sur la vitre, les deux collègues peuvent échanger grâce à une traduction simultanée de ce que l’autre avait écrit. Cet exemple d’usage, qui vient compléter la télé-présence déjà très opérationnelle, n’est semble-t-il pas très éloigné de nous aujourd’hui, et constitue une scène de la vie professionnelle possible de demain…Toute prédiction précise s’avère hasardeuse, pour autant nous voyons se dessiner les contours de cette transformation en marche, pas tant en termes d’outils ou de « devices », mais en termes d’usages…

L’effacement de l’adresse physique et l’inéluctable porosité entre vie professionnelle et personnelle

Cette illustration comme tant d’autres indique clairement que l’adresse physique tend à progressivement s’effacer au profit de l’adresse virtuelle qui abolit les distances et stimule l’instantanéité. Michel Serres l’a d’ailleurs bien souligné dans son dernier livre ‘Petite Poucette’ : « Par téléphone cellulaire, ils accèdent à toutes personnes ; par GPS, en tous lieux ; par la Toile, à tout le savoir : ils hantent un espace topologique de voisinages, alors que nous vivons dans un espace métrique, référé par des distances ».

L’impact induit dans notre environnement professionnel, dont nous constatons déjà les effets aujourd’hui, est certainement celui d’une portabilité totale du poste de travail qui se limite désormais à un « laptop » voire une tablette, indépendamment de toute localisation physique, dans un espace-temps de désormais 24 heures par jour (il s’agit de la « mobilité » dans l’espace et dans le temps). L’incidence, à terme, est énorme. En effet, la possibilité de pouvoir travailler n’importe où, n’importe quand est seulement limitée par des lois et conventions, et des rituels calés sur des horaires au bureau bien définis, dont l’évolution n’est pas à la mesure du potentiel technologique existant.

Ainsi la tendance vers une plus grande porosité entre la sphère professionnelle et la sphère privée paraît inéluctable, avec l’abolition de la présence physique permanente dans un espace de travail dédié (le bureau), et avec l’avènement d’équipements qui permettent  de travailler partout et tout le temps. La question n’est plus de l’empêcher en maintenant des barrières fictives, mais de l’accompagner dans toutes ses incidences. Les nouvelles technologies de type « smartphone », déjà matures, illustrent bien cette tendance de fond à la porosité en permettant des accès au réseau et aux applicatifs de l’entreprise ainsi qu’au « réseau » personnel sur un même équipement…

Encore perçue comme intrusive et comme un moyen de contrôle et de pression accrus de la part des employeurs, cette tendance à la porosité ne manquera pas de devenir, en tout cas pour les nouvelles générations, une véritable libération dans les années qui viennent. Encore une fois « le soleil se lève à l’ouest » et de grandes entreprises californiennes ouvrent la voix dans ce sens (quoi qu’en disent les détracteurs de l’Occident…) avec des collaborateurs qui peuvent s’adonner à une partie de tennis ou une séance de natation sur les coups de 15h00 en semaine et poursuivre leur travail en soirée de chez eux…L’Europe du nord suit déjà cette tendance, et notamment les Pays-Bas avec par exemple le siège de Rabobank où le télétravail ne nécessite aucune adaptation du contrat de travail, où les postes de travail (pour toutes les strates de l’entreprise) sont non affectés, où l’on ne se pose pas la question de savoir si le collaborateur travaille à la maison ou au siège, et où les collaborateurs sont jugés sur la qualité de leur travail et leurs résultats et non pas sur leur présence au sein de l’entreprise…

Bien entendu ces entreprises innovantes ne sont pas légion et ont du faire une première révolution en termes de management, qui constitue le pré-requis à de telles évolutions. Une mutation préalable vers un mode de « management par objectifs fondé sur la confiance, l’autonomie et le travail collaboratif » a été nécessaire au sein de ces entreprises, qui ont ainsi pu s’affranchir des contraintes de localisation et d’horaires fixes. Une telle évolution n’aurait pas été possible sans l’adhésion des collaborateurs qui y ont trouvé leur intérêt en intégrant leur temps de loisir en journée, en recomposant leurs horaires de travail,  en réduisant leur temps de transport, etc.

Cette tendance de fond, encore embryonnaire en France (à ce stade seul le secteur des hautes technologies en France a investi le concept du bureau non affecté avec IBM et Microsoft), a probablement atteint un point d’inflexion avec l’arrivée des nouvelles générations dans le monde du travail ; nouvelles générations qui sont nées avec les usages des nouvelles technologies, et qui vont rapidement modifier nos habitudes de travail, à l’instar de ce qui est décrit ci-dessus. En effet ces acteurs nouveaux ont développé via les nouvelles technologies un mode de fonctionnement fondé sur le virtuel, qui va bouleverser notre environnement professionnel. Comme l’a écrit Michel Serres toujours dans son dernier ouvrage ‘Petite Poucette’ « Ces enfants habitent donc le virtuel. Les sciences cognitives montrent que l’usage de la Toile, la lecture  ou l’écriture au pouce des messages, la consultation de Wikipédia ou de Facebook n’excitent pas les mêmes neurones ni les mêmes zones corticales que l’usage du livre, de l’ardoise ou du cahier ».

 

Ces évolutions incontournables à court terme, dont les fondements résident dans une plus grande « mobilité » des collaborateurs, à la fois spatiale et temporelle, vont notamment avoir une incidence sur deux dimensions :

  • le « middle-management » qui va devoir porter cette transformation avec des équipes qui ne seront plus physiquement présentes en permanence sur le lieu de travail,
  • l’aménagement même du lieu de travail qui devra prendre en compte une flexibilité dans les espaces de travail (espaces de convivialité, de réunion, télé-présence, postes non affectés, etc.).

Du management physique au management virtuel

Le « middle-management », en interaction directe  avec ses équipes, est en général caractérisé par une relation de proximité physique, qui lui permet d’asseoir sa légitimité…L’évolution vers un mode de travail où la présence physique permanente sur des plages horaires bien déterminées n’est plus l’apanage a donc de quoi déstabiliser nos «middle-managers », d’autant que c’est en partie sur eux que va reposer l’effort de conduite du changement pour accompagner ces transitions. Ils devront gérer cette perte de repères et intégrer de nouveaux enjeux dans leur gestion d’équipe :

  • responsabilisation des collaborateurs sur lesquels le contrôle visuel de présence ou d’activité est de moins en moins possible ;
  • maintien du « lien social » avec l’entreprise pour des collaborateurs qui sont partiellement hors de leur lieu de travail ;
  • cohésion d’une équipe virtuelle qui n’est plus liée par un rassemblement physique continu.

La prise en compte de ces enjeux implique a minima deux dispositions fondamentales pour le « middle-manager » :

  • une définition d’objectifs clairs, mesurables et partagés avec le collaborateur, dans une logique de responsabilisation ;
  • une mise en place d’une gouvernance instaurant des réunions physiques régulières des collaborateurs permettant de maintenir le « lien social » et la cohésion d’équipe.

On voit donc que la tâche est loin d’être simple pour le « middle-manager », qui doit lui-même être convaincu et en mesure de porter ces changements. A cet égard les DRH, en liaison avec la Direction, auront un rôle majeur à jouer pour d’une part déterminer le potentiel des « middle-managers » dans la cadre de cette transition, et d’autre part développer des plans de montée en compétences ad hoc pour doter les « middle-managers » de la capacité à accompagner ces transformations.

La révolution du bureau : vers un nouvel espace de travail

Les espaces de bureau et leur aménagement vont eux aussi devoir s’adapter à ces nouveaux modes de travail et être repensés avec de nouveaux concepts où le lieu de travail devient un lieu à usages multiples facilitant la convivialité, le travail et les réunions en équipe, mais aussi favorise la créativité pour des populations fréquemment en télétravail. Dans cet esprit les espaces de travail devront a minima intégrer :

  • Des flux et de nombreux espaces adaptés à des échanges informels (restaurants, canapés, recoins dans les open-spaces…) ;
  • Une forte diversité d’espaces de travail, adaptés aux différentes activités : Concentration, Connectivité, Créativité, Détente ;
  • Aucun poste de travail affecté et un choix de postes ergonomiquement différents.

A cet égard l’éclosion de campus d’entreprise intelligents, combinant habilement optimisation des coûts et  flexibilité / diversité des espaces de travail, est révélatrice de la révolution en marche. Cette tendance participe de la guerre des talents, car ne nous y trompons pas, les nouvelles générations qui portent un regard différent sur le monde du travail, ne manqueront pas d’évaluer très sérieusement les modes de travail et l’environnement associé que proposent les employeurs. Pour souligner ce propos une récente étude de Jones Lang LaSalle de juin 2012  (« Quand un Y rencontre un X et un baby-boomer…Les ingrédients immobiliers d’une cohabitation réussie ») révélait que « les Y se caractérisent par des frontières de plus en plus floues entre sphère professionnelle et sphère privée. Ils voient dans l’entreprise un lieu de socialisation, au sein duquel ils souhaitent bâtir des relations d’amitié, au-delà des simples rapports entre collègues. Ils sont également très conscients des vertus du réseau. Leur environnement de travail doit créer les conditions de la rencontre : à travers des lieux dédiés, permettant d’échanger dans un cadre informel. Une évolution qui se traduit par un moindre attachement au territoire personnel, et une montée en puissance du territoire d’équipe et des espaces collaboratifs.

La génération Y incite ainsi à une redistribution de l’espace, dans le sens d’une diminution des mètres carrés alloués au poste de travail individuel, au profit d’une plus grande variété d’espaces de rencontre et d’échanges informels». Cette étude indiquait également que « 96% des jeunes disent souhaiter bénéficier d’une flexibilité entreprise / domicile en termes de lieu de travail, et 65% d’entre eux souhaitent pouvoir exercer leur métier de façon nomade ».

L’introduction des premiers BlackBerry par les entreprises il y a quelques années, depuis détrônés par les IPhones et autres androïds, permettaient simplement d’accéder à ses e-mails, mais avait soulevé maintes critiques. Certains détracteurs les avaient surnommés les « fils à la patte », soulignant leur côté intrusif. Depuis les mentalités ont évolué, et les nouvelles générations ont repris la main en imposant leurs usages des technologies à l’entreprise et progressivement leur vision du travail. Un ré-équilibrage sain est en train de s’établir, conjuguant les intérêts individuels et ceux de l’entreprise avec les implications que l’on connait.

Ce n’est plus de la magie, mais le présent tout simplement : l’Enterprise 2.0 et les Collaborateurs 2.0 sont nés…

Contact: Olivier Chappert, Associé