Les « trous d’air » n’existent pas en aérologie, mais les pertes de portance auxquelles est habituée l’aviation commerciale sont sans commune mesure avec le décrochage actuel de l’ensemble des compagnies aériennes mondiales avec la crise du COVID-19.
Alors que l’année 2020 se présentait sous les meilleurs auspices, dans le sillage des précédentes années qui avaient affichées un taux de croissance du trafic passager de 5% / an, les compagnies aériennes ont été confrontées, d’abord en Asie, puis petit à petit sur l’ensemble du globe à un COVID-ban redoutable.
Selon la dernière étude d’impact de IATA publiée mi-avril, cette chute représente actuellement -80% du trafic commercial mondial depuis le début de l’année 2020.
Dans ce contexte, comment le secteur va-t-il pouvoir redécoller post-crise ?

 


Figure 1- IATA Daily flights index  [1]

La crise du COVID-19 est inédite à plus d’un titre

Tout d’abord, cette crise est mondiale. Même si les mesures et l’intensité des restrictions misent en place par les états varient selon la vitesse de propagation du virus et leur propre contexte sociétal, 98% des pays du monde sont actuellement confrontés à une restriction de déplacement sous une forme ou une autre.
Sur la dernière décennie, seules les crises du 11 septembre 2001 et la crise financière en 2008 avaient infléchi significativement la courbe de croissance annuelle du trafic avec respectivement -4% et -3,5% sur l’année, et un retour à la croissance qui s’était effectué après 2 à 3 ans.

 


Figure 2- OAG Global Flight & Capacity Growth 1996 - 2019  [2]

 

Mais cette crise ajoute deux ingrédients additionnels particulièrement toxiques : une récession économique mondiale forte couplée à une perte de confiance dans le voyage.

La récession attendue de -4% du PIB mondial sur 2020 va à elle seule impacter le trafic de l’aviation commerciale d’environ -8%, respectant ainsi la règle du « 1 pour 2 » bien connue des économistes aériens. A cet impact va s’ajouter un effet bien plus fort car très lent à reconstruire : l’indice de confiance dans le voyage, conduisant les économistes de IATA à une estimation d’une chute de 50% du trafic aérien sur l’ensemble de l’année 2020.

L’année 2020 est donc partie pour être la pire année de l’histoire de l’aviation commerciale, mais ce secteur, plus que tout autre, est néanmoins habitué à traverser les turbulences les plus fortes et les temps particulièrement orageux.

 

 

La crise COVID-19 peut-elle changer fondamentalement l’industrie aérienne ?

Ces dernières années, le transport aérien a été montré du doigt et dénoncé comme le bouc-émissaire de nombreux maux de notre époque. Tour à tour responsable du tourisme de masse déversant des hordes de touristes occidentaux dans les pays fragiles - en oubliant au passage le développement économique que cela a permis aux pays les plus pauvres - puis responsable du réchauffement climatique avec la campagne du #Flygskam et du Fly-bashing malgré sa part minimum dans les émissions de CO2 (2%  vs 3,7% pour les technologies de numériques [3]), il est maintenant mis au banc sanitaire comme étant le principal responsable de la transmission du mal viral. C’est oublier bien vite que l’aérien n’existait pas à l’époque des grandes épidémies de peste et de choléra.

En complément de ces mises à l’index par la vindicte populaire, 43% de la population mondiale découvre en confinement l’essor du travail en ligne et des échanges virtuels. Nombres d’entreprises ont accéléré leur transition numérique et leur passage au télétravail, et certaines habitudes vont probablement perdurer, car la productivité et l’efficacité des réunions virtuelles ont conquis beaucoup d’hommes d’affaires habitués aux classes business et aux salons d’aéroport VIP.

En dépit de toutes ces menaces, toutes les sociétés reposent sur l’essor du commerce, des échanges, et des relations humaines. À ce titre, l’aérien comme tout autre mode de transport rempli un rôle fondamental de liaison et de relation entre les individus, les familles, et les besoins économiques d’un monde devenu interdépendant.

L’avion n’est qu’un accélérateur des marqueurs de notre société, et non leur cause. À l’instar de la circulation sanguine, les transports sont vitaux pour nos économies, et – tout comme le sang – peuvent véhiculer des maladies. Les « saignées » médicales pratiquées couramment au XVIe et XVIIème siècle n’ont que contribuées à affaiblir le patient. Vouloir restreindre et contraindre le transport aérien aurait les mêmes effets.

 

L’intervention publique, un mal nécessaire pour le transport aérien ?

C’est pour son rôle critique dans les économies que le transport aérien doit être soutenu par les gouvernements. L’avion n’est pas qu’un simple vecteur de touristes, il est dans de nombreux cas un cordon ombilical vital pour les habitants isolés et nécessaire face à l’urgence de certains besoins (l’exemple des masques actuellement par exemple). Le secteur aérien est « entre deux mondes », avec des règles de gestion issues du privé, mais avec des impacts et des conséquences significatives sur les modes de vie et leur dimension sociétale. Il représente l’accès à l’éducation, à la culture, à la découverte de l’autre et à l’échange, source de paix entre les civilisations.

Pour autant, cette intervention publique ne doit pas se transformer en distorsion de concurrence. Les aides gouvernementales sur les compagnies aériennes très durement affectées par des niveaux de trésorerie faibles ne doivent pas être un moyen déguisé de soutenir artificiellement des compagnies aériennes en état de coma artificiel avant même la crise. A ce titre, l’exemple de la nationalisation récente d’Alitalia pose questions. Cette crise va nécessairement voir disparaitre un nombre significatif de compagnies, en particulier en Europe où le morcellement du marché était déjà pointé du doigt depuis plusieurs années.

Dès lors comment choisir quelle(s) compagnie(s) soutenir ? Les plus grosses compagnies comportant intrinsèquement un risque systémique pour leur pays telles que Lufthansa, Air France-KLM, Etihad, Emirates, et Delta ont déjà annoncé des discussions très avancées pour obtenir des aides publiques, ainsi que les compagnies dites « de niches » avec un ancrage régional permettant le désenclavement comme Air Calédonie, Air Austral ou Air Tahiti. Le cas des Low Cost pose question car elles ne représentent pas un enjeu de territorialité forte, mais pèsent en termes d’emploi pour certaines comme Easyjet par exemple. Mais pour elles d’où peuvent provenir les fonds publics ? De l’état dans lequel elles sont basées administrativement ? L’Irlande a-t-elle les moyens de soutenir Ryanair ? Ou bien des états où elles sont basées opérationnellement, ce qui signifierait par exemple une aide française à Easyjet ce qui pourrait s’avérer difficile à comprendre pour les contribuables….

Quels scénarios de sortie post-crise ?

Avec ou sans ces aides publiques, le ciel mondial va nécessairement évoluer autrement, mais avec des scénarios bien différents selon les zones. En Asie et en Amérique du Nord, la composition du ciel ne devrait pas changer fondamentalement. La forte croissance asiatique des dernières années va évidemment marquer le pas et voir disparaitre les compagnies récentes ou déjà fragilisées, mais la dynamique liée à la démographie devrait reprendre ses droits et rester un vecteur sous-jacent puissant. En Amérique du Nord, la consolidation déjà existante et l’excellente santé financière devraient également préserver la plupart des compagnies existantes, quitte à faire appel au plan fédéral de 25 Milliards de dollars récemment signé avec l’administration Trump. L’endettement déjà important des états européens et la complexité liée au maillage transnational des réseaux des compagnies vont mener à un nombre de défaillances probablement plus élevé. De nombreuses compagnies mid-size totalement privées et non stratégiques pourrait disparaitre, participant ainsi à une consolidation sans précédent du secteur en Europe.

Ainsi, pour les compagnies aériennes major, cette crise pourrait également offrir de nombreuses opportunités et un moyen de reprendre à bon compte certaines compagnies ou marques. Mais pour cela, l’activité et le flux de passagers doivent revenir, or la plus grande incertitude pèse actuellement sur ce timing.

En effet, les fermetures de frontières risquent de durer jusqu’à la fin du 3ème trimestre 2020 confirmant ainsi le scénario d’une reprise en « U » avec un lent retour à la croissance, mais pas au niveau de début 2020. Dans cette hypothèse, les premiers trafics qui reprendront rapidement seront affinitaires (liés à l’éloignement des familles) et sur les liaisons domestiques ou intra-européennes. Puis – certainement sur le dernier trimestre – le trafic affaires reprendra progressivement, au rythme des nouvelles politiques de voyages émises par les entreprises. Les liaisons long-courrier ne reprendront véritablement quant à elles que plus tardivement, certainement au tout début de 2021.

L’histoire de l’aviation s’est construite grâce à l’âme des aventuriers et des explorateurs qui se sont souvent avancés vers des territoires inconnus, et qui ont dû faire face à des prises de décisions en environnement incertain. La réactivité dont ont fait preuve les dirigeants de compagnies, l’abnégation et l’amour de leur métier de l’ensemble des personnels des compagnies aériennes, et la part de fantasmes et de rêves que porte ce secteur en son sein sauront mettre le transport aérien en « ressource » pour sortir de cette trajectoire en piquée.

 

Auteur : 

Tristan Thiebaut, Senior Manager

Sources : 

[1] https://www.iata.org/en/iata-repository/publications/economic-reports/covid-fourth-impact-assessment/

[2] https://www.oag.com/coronavirus-airline-schedules-data

[3] Source : The Shift Project