Déjà fortement impacté par la crise du Covid-19, la relance du secteur aérien repose sur une forte réduction de son impact climatique. Les efforts réalisés depuis les crises du pétrole ne compensent pas la croissance du trafic, et aujourd’hui la décroissance apparaît comme la seule alternative. Les agro-carburants pourraient permettre une transition, pourtant leur utilisation reste encore très limitée.
Dans l’absolu, le transport aérien compte pour 2% à 5% du réchauffement global mais cette part est croissante : en moyenne, le trafic de passager explose de 6%/an[1] alors que les améliorations techniques permettent de limiter la croissance des émissions à 2,5%/an, insuffisant donc pour parler de croissance neutre décarbonée.
Par ailleurs, le secteur souffre de l’absence d’un symbole incarnant une aviation enviable et réaliste (comme l’agriculture bio, le textile responsable, ou la voiture électrique). Récemment mis sur le devant de la scène, l’avion hydrogène vise à porter ce symbole mais peine à convaincre.
De nombreux autres leviers sont envisagés pour améliorer les performances environnementales du transport aérien : Réglementation, Marchés carbone, Compensation, Matériaux et Aérodynamique, Optimisation opérationnelles, Renouvellement de flotte, etc. Malgré tout, ces efforts ne seront pas suffisants pour inverser la tendance et atteindre les objectifs que s’est lui-même fixé le secteur. Dès lors, comment atteindre l’objectif environnemental fixé par IATA (-50% de CO2 en 2050 par rapport à 2005[2]) autrement que par l’incantation de ruptures technologiques encore inconnues ? Le carburant étant la source principale des émissions, son remplacement apparaît comme une piste intéressante pour réduire directement les émissions globales.
Les agro-carburants présentent un fort potentiel, sans pour autant nécessiter de rupture technologique (contrairement aux batteries ou à l’hydrogène). Pour autant, cette filière est loin d’avoir atteint sa maturité.
Dans le secteur routier, la part des agro-carburants est d’environ 3%[3] alors que dans l’aviation elle atteint seulement 0,1%. En France, l’objectif fixé par le gouvernement pour l’aérien est d’atteindre 5% en 2030[4]. A court-terme la transition énergétique dans les transports repose donc largement sur le développement de ce secteur.
Aux termes agro-carburants, bio-carburants ou biofuels, le secteur de l’aviation préfère le terme SAF, pour Sustainable Aviation Fuel. Pour résumer les différents standards (ASTM 1655, D4054, D7566), un SAF doit[5] :
Dans le cas des SAF / agro-carburants, le principe du cercle vertueux est de « recycler » le CO2 émis, pour faire pousser les plantes qui seront transformées en carburant. Depuis 2018, pour être SAF, un carburant doit avoir un impact réduit d’au moins 50% par rapport au kérosène. Source : SAFUG.
Les agro-carburants ne sont pourtant pas révolutionnaires : dès 1908 la Ford-T supportait déjà le bioéthanol. Cette première génération d’agro-carburant est d’ailleurs mature désormais, et représente 97% de la consommation mondiale actuelle[6]. C’est par exemple le E10 du SP95-E10 (carburant fossile intégrant 10% d’agro-carburant). Malheureusement l’impact environnemental et social de cette génération est discutable : concurrence avec les cultures liées à l’alimentation, émissions CO2 supérieures[7] à ce qui était prévu à cause des changements d’usage des sols (déforestation), etc.
Pour éviter ces impacts négatifs, une seconde génération a été développée, s’appuyant sur des cultures agricoles non alimentaires. Plus complexes et plus chers à produire, ces carburants permettent de valoriser des zones difficilement cultivables et leur bilan environnemental est meilleur. Le premier vol d’essai, réalisé en décembre 2008 par Air New Zealand sur un Boeing 747, a été alimenté avec un mélange à base de Jatropha, une plante de cette catégorie.
Enfin, une troisième génération parie sur les algues pour obtenir de meilleurs rendements et parvenir à une production de masse. Très efficaces pour transformer le CO2 en huiles puis en carburant, les coûts restent pour le moment très élevés (1000$/baril) ; la production industrielle “d’algo-carburants” serait envisageable à partir de 2040[8].
Les solutions développées actuellement dans l'aéronautique se basent sur les générations 1 et 2, donc techniquement, les carburants sont disponibles. Pourtant, l’industrialisation prend du temps puisque le déploiement à grande échelle repose sur plusieurs leviers : la capacité à certifier les équipements avion, à produire des SAF à un coût économiquement viable, et enfin, s’assurer de leur disponibilité sur les aéroports.
Afin de ne pas attendre un renouvellement des moteurs actuels, leur certification est une étape majeure. Pourtant, si plusieurs SAF, dits “drop-in”, ont déjà été validés pour un mélange jusqu’à 50% et sont déjà utilisés sur les moteurs actuels, cette étape de certification reste coûteuse. De fait, les producteurs d’agro-carburants préfèrent se tourner vers le transport routier, plus mature, moins contraignant et pour lequel les volumes sont actuellement plus importants[9]. Cela explique en partie l’absence de filière dédiée pour la recherche et le développement de SAF.
La France est le premier producteur européen d’agro-carburant (et sixième mondial), mais ce n’est pas suffisant. Economiquement, les compagnies aériennes utiliseront des SAF si leur prix est plus faible que celui du pétrole. D’après l’IAE (Agence Internationale de l’Energie), le point de bascule pourrait se situer autour d’un baril à 110$[10]. Pour un baril descendu sous les 20$ en avril 2020 (et actuellement à 40$), les SAF sont donc beaucoup trop chers. D’ailleurs, dans le sillage de la baisse du prix du baril, les investissements dans les agro-carburants ont été divisés par 5 depuis 2011[11].
Sans surprise, la deuxième barrière au développement des SAF est donc une faible demande liée à un prix élevé, freinant ainsi l’augmentation des capacités de production.
Au niveau de l’aéroport, le SAF peut être rendu disponible à travers une chaîne d’approvisionnement dédiée (avitaillements séparés) ou être directement mélangé aux réservoirs de carburants de l’aéroport. La seconde solution est plus économique et a déjà été adoptée par plusieurs aéroports (Oslo en 2016, puis Los Angeles). Dans ces aéroports, tous les avions reçoivent donc un mélange de kérosène et de SAF[12].
Le trafic aérien mondial est très concentré : si seulement les 5% des aéroports mondiaux les plus fréquentés proposaient des agro-carburants (environ 180 aéroports), alors près de 90% des vols internationaux pourraient être couverts[13].
Les aéroports de Roissy et Orly sont actuellement approvisionnés en kérozène via un pipeline (le CIM)[14][15] depuis le dépôt pétrolier du Havre. En effet, vu les volumes consommés, le transport routier n’est pas envisageable (il faudrait plusieurs camions pour chaque vol).
Pour des faibles volumes, les agro-carburants peuvent être transportés par camion ce qui augmente cependant leur coût global. Pour gérer les volumes importants et réduire les coûts, les Etats-Unis ont fait le choix du train ; en France la solution privilégiée serait d’utiliser les pipelines existants et d’intégrer les agro-carburants directement au niveau du dépôt pétrolier. L’intégration de la filière au réseau de distribution existant serait donc un accélérateur au déploiement de SAF.
Avant même la crise du Covid-19, plusieurs compagnies s’étaient lancées dans une course verte : Air France et Total ont réalisé de nombreux vols sur Orly-Toulouse dès 2014, United approvisionne 100% de ses vols au départ de Los Angeles avec une part d’agro-carburants depuis 2016, Qantas s’était engagé à en faire de même entre Los Angeles et l’Australie à partir de cette année, KLM investit afin de produire 75 000 tonnes d’agrocarburant par an à partir de 2022, etc.
Une piste évidente pour favoriser le déploiement serait donc de réduire les écarts de prix fossile/SAF : au-delà des subventions étatiques (renchérir le prix du kérosène ou subventionner directement les SAF), des aides ponctuelles pourraient être mises en place pour pousser le développement de la filière. Par exemple, en réduisant les taxes pour les compagnies qui utilisent des agro-carburants, un peu à la manière d’Heathrow qui a annoncé supprimer ses taxes pendant un an (soit environ 1M£) pour le premier avion commercial électrique[16].
Une autre piste envisagée serait de contraindre légalement les compagnies aériennes[17]. Lors du Salon du Bourget 2019, Elisabeth Born avait expliqué viser à : « faire comme nous avons fait dans les transports terrestres avec une obligation d'incorporation (...) »[18]. Cette obligation est en place en Norvège depuis cette année, avec une part obligatoire de 0.5%[19]. Mais une part trop importante renchérirait le prix des billets, ce qui pousserait les compagnies à faire du double-emport, donc pas forcément écologique.
Par ailleurs, l’amélioration des réseaux de distribution permettrait de faciliter la desserte des grands aéroports et d’accélérer le déploiement de ces solutions. Autre avantage, un réseau organisé simplifierait la tâche aux producteurs en limitant les coûts de transport routier. Afin d’assurer l’approvisionnement en France, une structure nationale a d’ailleurs été annoncée début 2020[20].
Auteurs :
Kévin Anceau, Consultant
Tristan Thiebaut, Manager
[1] https://www.boeing.com/resources/boeingdotcom/commercial/market/commercial-market-outlook/assets/downloads/cmo-sept-2019-report-final.pdf
[2] https://www.iata.org/contentassets/8d19e716636a47c184e7221c77563c93/technology20roadmap20to20205020no20foreword.pdf
[3] https://www.ifpenergiesnouvelles.fr/article/tableau-bord-biocarburants-2019
[4] https://www.air-cosmos.com/article/biocarburants-safran-initie-la-cration-dune-filire-en-nouvelle-aquitaine-22718
[5] http://www.safug.org/
[6] https://usbeketrica.com/article/microalgues-eternelle-promesse-carburant-propre
[7] https://www.lemonde.fr/energies/article/2016/04/28/les-biocarburants-emettent-plus-de-co2-que-l-essence-et-le-diesel_4910371_1653054.html
[8] https://usbeketrica.com/article/microalgues-eternelle-promesse-carburant-propre
[9] https://www.ifpenergiesnouvelles.fr/enjeux-et-prospective/decryptages/energies-renouvelables/quel-avenir-les-biocarburants
[10] https://www.iea.org/commentaries/are-aviation-biofuels-ready-for-take-off
[11] https://www.ifpenergiesnouvelles.fr/article/tableau-bord-biocarburants-2019
[12] Cependant, à l’image du secteur de l’électricité (et des certificats d’origine), les compagnies aériennes peuvent choisir de payer pour obtenir des certificats et déduire les émissions carbone associés, ou ne pas payer les certificats. Dans ce second cas, pour les émissions carbone comptabilisées par la compagnie, tout se passe comme si le carburant était à 100% fossile.
[13] https://www.iea.org/commentaries/are-aviation-biofuels-ready-for-take-off
[14] https://www.europe1.fr/societe/Les-aeroports-en-manque-de-kerosene-290622
[15] https://www.trapil.com/_pdf/trapil-rapport-annuel.pdf
[16] https://airtrafficmanagement.keypublishing.com/2018/10/16/heathrow-drops-charges-for-electric-aircraft/
[17] Cette méthode est encore appliquée pour favoriser l’électricité renouvelable, celle-ci ayant priorité sur le réseau de transport par rapport aux centrales thermiques par exemple.
[18] https://www.latribune.fr/entreprises-finance/services/transport-logistique/la-france-envisage-d-obliger-les-compagnies-aeriennes-a-utiliser-des-biocarburants-821160.html
[19] https://www.latribune.fr/entreprises-finance/services/transport-logistique/la-france-envisage-d-obliger-les-compagnies-aeriennes-a-utiliser-des-biocarburants-821160.html
[20] https://www.air-cosmos.com/article/biocarburants-safran-initie-la-cration-dune-filire-en-nouvelle-aquitaine-22718