eCommerce : les derniers bastions tombent

              Avec des acheteurs de plus en plus connectés (4,2 milliards d’internautes dans le monde et 88% des Français en 2018[1]), le eCommerce compte aujourd’hui pour plus de 10% des ventes de détail dans le monde et peu de secteurs semblent pouvoir encore y échapper : en effet, aujourd’hui, il est désormais possible de se procurer une voiture ou même un avion en ligne ! Alors qu’Amazon offre la possibilité de commander un véhicule Seat sur sa plateforme, deux Boeing 747 ont déjà été vendus aux enchères sur Alibaba en 2017[2],[3].

Dans ce contexte, la vente en ligne de produits pharmaceutiques fait encore figure d’exception, notamment en France. Pourtant, avec un chiffre d’affaires mondial en constante évolution et dépassant le millier de milliards de dollars en 2017[4], elle représente une véritable opportunité pour les acteurs du eCommerce. Quels sont les principaux freins et opportunités au développement de ce marché ?

La (para)pharmacie longtemps protégée par un cadre réglementaire strict

Si le marché de la (para)pharmacie est encore peu ouvert au eCommerce, c’est notamment en raison de nombreuses contraintes règlementaires, plus ou moins fortes selon les produits et les pays comme le montre le schéma suivant (analyse BearingPoint).

Deux grandes catégories structurent le périmètre (para)pharmaceutique :

  • Les produits soumis à une demande d’Autorisation de Mise sur le Marché (AMM en France), avec un distinguo supplémentaire selon qu’ils soient avec prescription obligatoire (Rx), ou sans prescription obligatoire (OTC - Over the Counter).
  • Les produits non soumis à une demande d’Autorisation de Mise sur le Marché (parapharmacie, compléments alimentaires…).

En Europe, pour cette dernière catégorie, il n’existe pas de contrainte particulière concernant la vente en ligne : ces produits peuvent aussi bien être distribués par des pharmacies et parapharmacies en ligne que par des sites eCommerce généralistes (par exemple de grandes surfaces comme Leclerc).

En revanche, la vente en ligne de produits soumis à AMM reste très encadrée :

  • Dans la plupart des Etats européens, dont la France, la vente en ligne n’est autorisée que via les sites internet rattachés à une officine physique, excluant de facto les pure players et autres sites généralistes ; seuls les Pays-Bas et le Royaume-Uni font ici figure d’exceptions.
  •  Si un nombre croissant de pays autorise la vente de médicaments avec prescription obligatoire (le Royaume-Uni, les Pays-Bas ou encore l’Allemagne et la Suède), cela reste encore une minorité.

A ces contraintes règlementaires s’ajoutent également le positionnement historique des pharmacies comme unique distributeur de médicaments ainsi que le besoin des consommateurs d’obtenir les conseils de leur pharmacien

Des pure players ont trouvé la faille à l’étranger

Malgré ces contraintes, certains acteurs ont trouvé le moyen de développer leur activité. Bien qu’installées aux Pays-Bas, c’est en Allemagne que ces pharmacies en ligne réalisent la grande majorité de leurs ventes. C’est notamment le cas de DocMorris, ou encore Shop-Apotheke dont les ventes en ligne de médicaments en Allemagne représentaient 73,6% du volume total en 2017[5].

Pour ce faire, ces sociétés se sont appuyées sur les règles européennes favorisant la livraison transfrontalière aux particuliers. Elles exportent des produits pharmaceutiques en Allemagne, tout en bénéficiant du cadre réglementaire plus libéral des Pays-Bas, notamment en matière de remises sur les prix. La Cour Européenne ayant statué en leur faveur, malgré les nombreux recours des pharmaciens devant les tribunaux allemands[6], les restrictions sur la vente à distance de produits pharmaceutiques ont dû être levées dans le plus grand marché pharmaceutique d’Europe.

Shop-Apotheke se développe désormais un peu partout en Europe, par exemple en France sous l’enseigne Shop-pharmacie.fr.

Mais la plus grande menace vient d’Outre Atlantique. En effet, le géant Amazon se montre de plus en plus actif :

  • Au-delà de la vente en ligne de médicaments sans ordonnance déjà effective sur une partie du territoire américain, le groupe a lancé sa propre marque de produits OTC (« Basic Care ») et a acquis très récemment la pharmacie en ligne Pillpack.com.
  • Au Japon, Amazon s’est associé avec deux chaînes de pharmacies afin de se conformer à l’obligation d’impliquer un pharmacien sur la vente en ligne[7].
  • En Allemagne, les e-pharmacies proposent déjà des médicaments d’automédication sur la plateforme du géant Américain.
  • En France, Amazon met déjà sa plateforme à disposition des pharmaciens d’officine pour la commercialisation de produits de parapharmacie[8].

La France, un marché à potentiel encore peu développé

Alors que le canal eCommerce compte pour plus de 15% du marché total des médicaments (sans prescription), et atteindra près de 20% du marché en 2020, la France n’entre que timidement dans la danse (1-2% des ventes de médicaments[9],[10],[11]). Actuellement, seulement 2,5% des officines françaises (540 sur 22 000) ont osé le eCommerce, contre 14% des officines allemandes (2 861 sur 20 000).

Si les sites de vente de médicaments sont si rares en France, c’est notamment parce qu’il est difficile d’obtenir l’agrément de l’Agence Régionale de la Santé (ARS), cautionnée à un grand nombre de critères :

  • Etre titulaire d’une officine physique,
  • Proposer uniquement des produits d’automédication,
  • Préparer les commandes dans les locaux de la pharmacie,
  • Recourir à un hébergeur de site habilité à recevoir des données de santé.

En plus de ces difficultés administratives, les pharmaciens ont encore du mal à percevoir l’intérêt économique d’une telle activité. Compte tenu des coûts de création de la plateforme et d’hébergement du site, il faut beaucoup de références et de trafic pour être rentable, ce qui n’est pas le cas de toutes les pharmacies[12].

Comme en Allemagne il y a quelques années, le risque pour les pharmacies françaises est de se voir devancer par des acteurs étrangers. Pour preuve, la France représente aujourd’hui 33% du CA du eCommerçant belge, soit près de 20M d’euros[13] ; un montant encore faible, mais à mettre en regard des 50% de croissance annuelle qu’affiche cette entreprise depuis sa création.

Comment les acteurs français peuvent-ils sortir leur épingle du jeu ?

              Parmi les solutions proposées, on retrouve des sites « eCommerce direct ». 540 officines françaises ont lancé leur propre site internet pour offrir à leurs clients la possibilité d’acheter leurs produits en ligne. C’est également le choix de groupements de pharmacies comme Pharmavie qui utilise sa plateforme eCommerce pour promouvoir ses marques en propre et vendre des produits de parapharmacie[14].

              D’autres acteurs, tels que 1001pharmacies et Santédiscount, ont décidé de faire du eCommerce leur activité principale. Le premier a opté pour un modèle « marketplace », mettant en relation à travers sa plateforme des pharmacies et des consommateurs, moyennant commissions[15]. Le second a opté pour un modèle « inventory management » : il s’approvisionne directement auprès de ses laboratoires partenaires à un tarif grossiste afin de vendre leurs produits en ligne à des prix sell-out[16]. Toutefois, en raison des fortes contraintes réglementaires sur la vente en ligne de médicaments, ces deux enseignes sont limitées à la vente de produits de parapharmacie.

De nouvelles règles pour l’eCommerce à l’horizon

L’ouverture à la vente en ligne du marché de la pharmacie en France, si elle est encore soumise à de fortes contraintes, est bien en marche. On peut percevoir des signes clairs de transformation, comme par exemple cette étude d’Avril 2019 de l’autorité de la concurrence, qui dans l’optique de moderniser le secteur pharmaceutique, cherche à en faire évoluer les règles de distribution. Elle met notamment en avant un assouplissement de la législation française sur la vente en ligne de médicaments (possibilité de stocker les médicaments dans des locaux plus éloignés de l’officine, autorisation de mutualisation des plateformes en ligne entre plusieurs officines)[17]. Il est donc temps pour les pharmacies traditionnelles de s’adapter aux nouvelles règles du jeu qui s’annoncent et d’entrer dans l’ère du commerce en ligne.

Auteurs : 

Frédéric Gigant est partner au sein de l'équipe Digital & Strategy du bureau de Paris.

Maxime Canler est partner au sein de l'équipe Digital & Strategy du bureau de Paris.

Sabine Albouy est manager au sein de l'équipe Digital & Strategy du bureau de Paris.

Guillaume Séjourné est consultant au sein de l'équipe Digital & Strategy du bureau de Paris.

Sources :