Comment les IFI (Institutions Financières Internationales), bailleurs de fonds, agences onusiennes, organisations publiques nationales, fondations privées, et autres acteurs de l’aide au développement, peuvent-ils tirer le meilleur parti du numérique dans leur manière d’accompagner les pays africains ? Voici quelques pistes de réponses tirées de notre livre blanc, Bailleurs et digital en Afrique.

Partie 2 – Bailleurs du numérique, bailleurs numériques

Le double rôle de financement et de conseil des bailleurs de fonds

Pour contribuer à l’atteinte du potentiel de croissance numérique de l’Afrique, les bailleurs de fonds peuvent d’une part soutenir la mise en place des infrastructures physiques nécessaires pour l’accès aux réseaux, et d’autre part favoriser le développement de « compléments analogiques » : des éléments essentiels à la mise en place d’un écosystème digital, bien qu’ils ne soient pas à proprement parler technologiques (cadre réglementaire, éducation, formation…).  

Financement d’infrastructures

Assurer un accès à Internet le plus large et abordable possible est l’objectif de plusieurs projets d’infrastructures déjà financés par les bailleurs de fonds, parmi lesquels :

  • L’installation de 3000 km de fibre optique en Afrique en 2017, notamment à destination des pays et régions les plus enclavés, comme la Dorsale Transsaharienne au Niger (financée par la Banque Africaine de Développement)[1] ;
  • La construction de parcs de technologies numériques au Sénégal et au Cap Vert (financée par la Banque Africaine de Développement)[2] ;
  • Le projet de réseau de câbles sous-marins d’Afrique de l’Est (EASSy) financé à hauteur de 170 millions de dollars par la Banque Européenne d’Investissement, la Banque Africaine de Développement, l’Agence Française de Développement et la KFW[3].

Conseil pour l’élaboration d’un cadre légal et réglementaire

Seuls la moitié des 54 pays africains ont mis en place une loi de protection des données personnelles. Certains pays comme le Kenya ou l’Afrique du Sud ont établi des ministères dédiés ainsi que des cadres réglementaires stricts pour contrôler le secteur florissant des TIC. En outre, de plus en plus de pays africains adoptent avec volontarisme des stratégies nationales pour le numérique. On peut citer le concours de la Banque Africaine de Développement au Plan Stratégie Digitale 2020 en Tunisie. Certains pays, comme le Rwanda, ont été pionniers en la matière[4] : le taux de pénétration d’Internet y a explosé, avec une croissance de 8900% entre 2005 et 2010. Le président rwandais Paul Kagame déclarait en 2014 : « Internet est un bien de première nécessité, au même titre que l’eau et l’électricité »[5]. Le Rwanda a notamment misé sur un partenariat avec la KT Corporation de Corée du Sud[6] pour développer l’accès à Internet dans le pays, et les investissements technologiques coréens ont par la suite afflué dans le pays. On peut également signaler le lancement du pré-incubateur kLab, pour « Knowledge Laboratory », à Kigali, fruit d’un partenariat public-privé (PPP) soutenu par le gouvernement, la chambre ICT de la Fédération du secteur privé au Rwanda, ainsi que la JICA (Agence Japonaise de Coopération internationale).

Aide à la mise en place d’un e-gouvernement

Les nouvelles technologies peuvent améliorer le fonctionnement des gouvernements de quatre manières :

  • informer les citoyens et leur fournir un portail d’accès et de contact ;
  • optimiser les processus, réduire les intermédiaires et les opportunités de corruption : au Nigéria, les élections présidentielles de 2015 ont été l’occasion, pour la première fois, d’utiliser la technologie biométrique pour enregistrer plus de 68 millions d’électeurs, ce qui a permis d’identifier plus de 4 millions de doublons et d’identités frauduleuses ;
  • permettre aux citoyens d’exprimer ouvertement leurs remarques sur le service fourni par le secteur public ;
  • améliorer le service offert par les gouvernements. Le projet OPAL (Open Algorithms for better decisions), créé en collaboration entre Orange, le forum économique mondial et l’Imperial College of London, consiste à récolter des données issues d’entreprises privées en faveur du développement, pour aider les gouvernements à prendre des décisions éclairées.

L’IDEG (Indice de Développement du E-Gouvernement)[7] révèle d’immenses disparités en la matière sur le continent africain. En 2018, le Ghana, la Tunisie, Maurice, l’Egypte, les Seychelles et le Maroc sont en tête du classement continental et sont les seuls pays africains à être au-dessus de la moyenne mondiale du développement de l’e-gouvernement. En revanche, sur les 17 derniers pays du classement mondial, 15 sont africains.

Infrastructures et programmes pour l’éducation et la formation

La question de l’éducation et du numérique est double : elle concerne à la fois la façon dont le numérique peut être enseigné aux populations et la manière dont il peut être utilisé à des fins éducatives. Pour l’enseignement du numérique, financer la mise en place de salles de classe, de points d’eau, mais aussi de réseaux sanitaires et de centres médicaux est un préalable indispensable au succès de cursus dédiés aux nouvelles technologies, comme on en trouve déjà au Congo et au Niger. En ce qui concerne l’utilisation du numérique à des fins éducatives, la startup Elimu est un exemple kenyan de solution proposant une mise à disposition de contenus éducatifs sur smartphone et tablette, permettant notamment un micropaiement (pour un seul chapitre, au besoin).

La nécessaire transformation interne des bailleurs de fonds

La plupart des projets financés aujourd'hui par la Banque Mondiale incluent au moins une composante digitale. Or, les projets d’innovation numérique diffèrent des projets traditionnels par la faiblesse du montant moyen d’investissement, la temporalité courte des projets et l’appréhension des risques de ces derniers. Pour les bailleurs de fonds, se transformer eux-mêmes est donc un prérequis indispensable pour mieux accompagner la transformation des pays accompagnés. Cela suppose plusieurs évolutions :

  • Rechercher de nouveaux partenariats, mieux adaptés aux enjeux du numérique, tels que des partenariats public-privé. Par exemple, l’Organisation des Nations Unies a mis en place le Pulse Lab de Kampala en Ouganda : un laboratoire d’innovation centré sur la manière dont le Big Data et les data analytics peuvent être utilisés en faveur du développement. Le Pulse Lab a noué un partenariat avec l’initiative Data Science Africa, qui vise à créer un réseau de data analysts et data scientists en Afrique via le développement d’un répertoire d’experts, et propose un ensemble de cours, ateliers et conférences sur le sujet.
  • Réaliser un changement de paradigme en ce qui concerne l’aversion au risque. Par nature, les projets d’innovation et l’accompagnement de startups et incubateurs, étape nécessaire à l’implantation d’un véritable écosystème d’innovation, comportent un risque plus élevé. La communication interne sur les enjeux du numérique pour le développement, l’encouragement de l’innovation au travers de la mise en place de laboratoires ou de défis, le développement d’une « culture d’acceptation de l’échec », s’imposent par conséquent.
  • Effectuer en interne un diagnostic de la maturité numérique existante. Sur la base de cette évaluation, des formations pourront être dispensées afin de sensibiliser au numérique et maîtriser ses outils. La digitalisation des processus ou l’utilisation d’outils collaboratifs  est également incontournable.
  • Adopter les méthodologies de travail des structures d’innovation qu’ils accompagnent. Certains, comme l’AFD, développent des ateliers pour travailler en mode agile, ou sous forme de sprints. La KfW a mis en place en 2016 un bureau digital et un laboratoire d’innovation favorisant l’utilisation de méthodologies de type design thinking. Une académie digitale (Digital Academy) a aussi été instaurée en son sein, pour sensibiliser les collaborateurs à ces nouvelles méthodes. Elle a ainsi pu lancer en 2017 une proposition de pilote à différents pays africains pour tester l’utilisation de la blockchain dans des projets gouvernementaux d’envergure : elle s’est associée à son bureau digital pour développer, avec l’aide de BearingPoint et d’Accenture, l’outil TruBudget (Trusted Budget Expenditure Regime)[8], un programme applicatif basé sur la blockchain, qui permet d’évaluer l’utilisation des fonds alloués et de surveiller la gestion du projet. Une autre application de cette technologie au service de l’aide au développement a été mise en œuvre afin de sécuriser les fonds envoyés aux réfugiés syriens en Jordanie : les Nations Unies ont utilisé la blockchain pour transférer des capitaux ne pouvant être détournés. Chaque réfugié du camp d’Azrak a pu s’identifier grâce à son iris et payer à la caisse du supermarché du camp, sur la base des fonds alloués individuellement par le programme alimentaire. Cette capacité à garantir le contrôle des fonds donnés ou prêtés pourra devenir un argument majeur des bailleurs de fonds en faveur de leur action pour le développement.

Auteur : Florence Rieux, Equipe Afrique et Développement International