Clémentine Chambon, co-fondatrice et CTO d’Oorja, une startup proposant une solution hybride pour électrifier des zones rurales de l’Inde, a accepté de répondre à nos questions. Elle nous parle de sa startup tout d’abord et de sa vision de la femme entrepreneur en deuxième partie. 

La startup

Repartons de votre pitch, qu’est-ce que Oorja et quelle est son histoire ?

Oorja est une entreprise sociale, que nous avons lancée avec Amit Saraogi il y a deux ans. Nous nous sommes rencontrés lors de la Climate KIC Journey, une école d’été d’entrepreneuriat sur le thème du changement climatique, sujet qui nous passionne tous les deux. Ce séminaire nous a amenés à réfléchir à la problématique suivante : comment apporter de l’énergie renouvelable et abordable aux populations des villages indiens qui n’ont actuellement pas d’accès à l’électricité ?

Notre première idée consistait à utiliser les déchets agricoles, produits en grande quantité dans ces villages, pour produire de l’énergie via le processus de gazéification. Néanmoins, après avoir passé du temps à discuter avec les populations locales pour comprendre leur consommation d’énergie afin d’optimiser nos analyses techno-économiques, nous avons découvert qu’un modèle hybride combinant la gazéification de biomasse et une solution solaire serait plus fiable et plus abordable.

Chacun de nos modèles hybrides composés de gazéificateurs et de solutions solaires d’une capacité totale de 30 à 40 kW aura pour objectif d’alimenter en électricité 40 à 60 petites entreprises et une centaine de foyers à faible revenu, soit environ 1500 personnes au total. Par ailleurs, des systèmes exclusivement solaires d’une dizaine de kW ont également été intégrés à notre offre au sein d’Oorja pour alimenter environ 100 foyers. Des smart meters seront intégrés à nos systèmes énergétiques afin d’optimiser la production et la consommation d’énergie.

A quel stade en êtes-vous et quelles sont les prochaines étapes ?

Au cours des deux dernières années, nous avons passé beaucoup de temps à comprendre l’écosystème en Inde en discutant avec les populations locales pour construire notre modèle économique. Nous avons cherché à cerner leurs besoins et contraintes. Nous avons aussi rencontré des entreprises du marché de la fourniture d’énergie renouvelable décentralisée en Inde pour disposer de leur retour d’expérience dans le contexte rural indien. Le fait que mon associé Amit soit Indien nous a permis d’échanger avec les bons interlocuteurs sur place et ainsi à mieux comprendre le contexte local.

En parallèle nous avons développé avec un partenaire le prototype de la technologie de gazéificateur que nous souhaitons utiliser dans notre système hybride.

La première installation d’un de nos mini réseaux est prévue pour janvier 2017. Ce pilote, rendu possible grâce à une levée de fonds philanthropiques, nous permettra de tester notre modèle économique. Pour ce pilote nous utiliserons une technologie de gazéificateur existante et déjà éprouvée. Ensuite, nous testerons la technologie du gazéificateur que nous avons développé avec notre partenaire.

Notre objectif est d’installer une vingtaine d’installations d’ici un an et demi et une centaine d’ici 5 ans, en fonction du nombre et de la taille des sites que nous trouverons.

Quel est le modèle économique ?

Nous souhaitons commercialiser nos systèmes via un modèle de franchise en les vendant à des entrepreneurs ou à des groupes d’entrepreneurs locaux qui seront en charge de les exploiter, de les maintenir et de collecter les paiements. Nous souhaitons aussi mettre en place le paiement par mobile pour les clients finaux car ce type de paiement facilite la collection des paiements « prépayés » et est très pratique pour la population locale.

Notre but est d’intégrer la population locale dans le projet afin de construire une solution durable et facilement réplicable.

Comment garantir l’adoption de la solution technique que vous proposez par la population locale ?  

Nos nombreux échanges avec les locaux nous ont permis de réaliser qu’il y a une très forte demande pour une énergie fiable et abordable dans la région. La population locale est prête à s’engager activement dans un nouveau modèle économique de production d’énergie renouvelable décentralisée permettant d’alimenter leurs foyers et leurs entreprises en électricité.

Pensez-vous que votre solution puisse être répliquée dans d’autres pays/ continents ?

Pour de nombreux pays, notamment en Afrique subsaharienne et en Asie du sud-est de tels systèmes hybrides biomasse et solaire pourraient être pertinents pour produire de l’énergie localement. Cela dépend des ressources énergétiques et agricoles existantes dans ces pays.

Il est très important d’avoir une bonne connaissance des réseaux locaux et d’avoir des connexions sur place pour être en mesure de déployer notre solution dans d’autres pays. Cela permet d’assurer l’adoption par les populations locales.

Enfin, notre technologie de gazéification fonctionne mieux avec les déchets mixtes (bagasse, blé, bois..) qu’avec le riz pour des raisons de maintenance. Donc selon le type de déchets agricoles produits la réplication de la solution peut être plus ou moins intéressante.

Aujourd’hui, les grands groupes travaillent à plus de collaboration avec les startups, quelle en est votre vision, notamment dans le secteur de l’énergie ?

C’est une bonne question. C’est assez compliqué pour les grands groupes et les startups de collaborer car les manières de travailler sont très différentes dans les deux types de structures.

Néanmoins, dans le cadre d’une collaboration grand groupe et startup comme la nôtre, la startup peut apporter une bonne compréhension des enjeux locaux et des compétences business tandis que le grand groupe, lui, possède des compétences de management et des capacités de financement pouvant aider la startup à réaliser un pilote et à se développer ensuite.

Au sein d’Oorja nous avons engagé une discussion avec quelques grands groupes mais nous cherchons plutôt des partenaires sur le long terme, pour la phase après le pilote.

Dans votre interview pour LCI Matin Week-end le 3 juillet 2016, vous expliquiez que les femmes dans les villages indiens où la solution Oorja sera installée seront les premières concernées par la mise en place d’une énergie durable et fiable. Pouvez-vous nous en dire plus ?

La littérature académique montre le lien qui existe entre l’accès à l’énergie propre et l’émancipation des femmes. Ces dernières sont les plus touchées par un manque d’accès à l’énergie propre puisqu’elles sont forcées de marcher pendant plusieurs heures pour chercher du bois, qu’elles restent enfermées pour cuisiner et sont par conséquent exposées à beaucoup de fumée toxique et que malgré cela elles ne sont que très peu souvent consultées dans les conseils de village sur le sujet de l’énergie qui sera utilisée dans leurs foyers.

Ces éléments ont été confirmés par nos échanges avec les populations locales et j’ai été personnellement touchée que des femmes de mon âge souffrent quotidiennement de ce manque d’accès à l’énergie propre. Il nous tient donc à cœur d’impliquer les femmes de ces villages dans toutes les étapes de notre projet : de la collection des déchets agricoles, à l’utilisation et la maintenance des systèmes hybrides ainsi que la collecte des paiements.

En Inde il existe des groupes de femmes appelées “self-help group” qui mutualisent leur épargne sur un compte commun et s’entraident activement pour améliorer les conditions de vie dans leurs communautés. Les membres du self-help group peuvent ainsi financer des projets de vie. Leur implication dans notre projet est particulièrement importante afin que notre solution réponde bien à leurs besoins et soit adoptée largement. Ces femmes pourront notamment devenir les propriétaires des franchises de nos futures installations.

Nous sommes persuadés que l’énergie est un catalyseur pour faire changer les choses, et qu’ainsi apporter à ces villages une énergie propre et fiable via notre solution biomasse/solaire permettra de transformer la société en améliorant par un cycle vertueux la santé, le niveau de vie, et l’éducation des populations locales. Notre projet va donc plus loin que la simple fourniture d’énergie et comporte une forte dimension sociale.

India

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Être une femme entrepreneur

Une interview, deux facettes. Nous voici dans la deuxième : nous avons souhaité vous interroger sur votre expérience en tant que femme entrepreneur. 

Clémentine Chambon

Clémentine Chambon, Cofondatrice et CTO d’Oorja

Formation :
- Master de génie chimique à Cambridge
- Doctorat sur les biocarburants à Imperial College

Parcours professionnel :
Après avoir fait plusieurs stages et du consulting à temps partiel, Clémentine s’est lancée dans la création de la startup Oorja.

 

 

On observe très peu de femmes entrepreneurs dans les milieux technologiques. Quelle est votre réaction par rapport à cela ? Doit-on se poser des questions ?

Oui bien sûr, c’est un sujet important. Il s’agit en fait de deux phénomènes qui se recoupent : il y a moins de femmes dans l’entrepreneuriat et moins de femmes qui travaillent sur des sujets technologiques. Par conséquent, on constate qu’il y a deux fois moins de femmes que d’hommes entrepreneurs dans les milieux technologiques.

Souvent on me demande si mon cas est exceptionnel, je pense que non. Je suis passionnée par la lutte contre le changement climatique, et j’ai eu la chance de faire de bonnes études, et d’avoir autour de moi des personnes qui m’ont inspirée. Je pense que c’est très important d’avoir des rôles modèles : pas forcément des femmes mais des profils variés. Cela permet de se rendre compte des possibilités dans le domaine de l’entrepreneuriat où on peut vite se sentir seul.

Le manque de rôles modèles explique également que les femmes disparaissent à un haut niveau de management dans l’entreprise. Selon moi, un autre frein à l’entrepreneuriat féminin pourrait venir du fait que les femmes gagnent encore souvent moins d’argent que les hommes à poste égal, et par conséquent ont moins de capital à investir.

La Tribune avance dans un article d’août 2015 dédié à l’incubateur Paris Pionnières, créé en 2005 pour aider les femmes entrepreneures à lancer leur startup : « Aujourd’hui encore, 64% des femmes craignent d’entreprendre car elles pensent qu’elles n’ont pas les compétences… ». Si les études montrent que les femmes lèvent moins de fonds que les hommes, pensez-vous qu’il s’agisse d’une différence de compétences ?

J’ai pourtant entendu le contraire : lorsqu’une entreprise a été (co-) fondée par une femme, les chances de lever des fonds sont plus élevées. Personnellement, je ne pense pas qu’il y ait un lien entre le succès et le sexe de l’entrepreneur. A la marge de notre sujet, je voudrais dire que beaucoup d’études montrent que les équipes diversifiées sont plus créatives, plus efficaces et travaillent mieux ensemble.

Par ailleurs, on présente souvent l’entrepreneuriat en prétendant qu’il faut avoir telle ou telle compétence. Or, je pense qu’il n’y a pas forcément de caractère spécifique pour être entrepreneur. Il est vrai que les hommes sont davantage conditionnés par la société à se mettre en avant mais il n’y a pas besoin d’avoir un caractère de requin pour être entrepreneur, surtout pour l’entrepreneuriat social. Je crois qu’il est surtout important de bien savoir communiquer, de s’entourer de personnes compétentes et qui partagent la même vision, et d’être exigeant vis-à-vis des investisseurs. Ce ne sont pas des qualités liées au genre de la personne !

D’ailleurs, des femmes montent leur collectif de startups (Incubateur Paris Pionnières, Femmes investisseurs…) pour aider les startupeuses à démarrer. Avez-vous personnellement été confrontée à des différences de traitement ?

Ces collectifs de startups féminins commencent à exister un peu partout, il me semble. Ce sont des structures utiles car il est important de s’entraider entre femmes et d’encourager d’autres femmes à se lancer dans l’entrepreneuriat. Mais il faudrait également impliquer des hommes dans ces initiatives afin de construire une société plus égalitaire. Sur le sujet du féminisme, la difficulté est la même : je pense qu’il est intéressant d’impliquer et d’éduquer les hommes ainsi que les femmes à ses problématiques plutôt que d’imposer des quotas.

De nos jours, on est confronté à un « sexisme de deuxième génération », un sexisme inconscient que de nombreux hommes et femmes intériorisent sans même s’en rendre compte. Cela s’illustre, par exemple, par la manière dont le leadership est appréhendé sur le lieu de travail. Une femme qui agit de façon ferme et sûre d’elle est parfois perçue comme insensible, carriériste et agressive. La culture d’entreprise est encore bien souvent imprégnée par ces schémas de pensée qui peuvent influencer la manière dont les hommes et les femmes sont traités, jugés et promus. Si on ne prend pas conscience de ce sexisme de deuxième génération, on risque de croire à de fausses raisons justifiant l’absence de femmes dans les rôles de haut management.

Avez-vous des anecdotes particulières à nous raconter ?

Il m’est arrivé d’être confrontée à des problèmes de sexisme, mais ce n’étaient pas de gros problèmes et cela ne m’est arrivé que très peu. Je pense que le fait que je sois jeune m’expose à moins de stéréotypes. Il y a généralement plus de discrimination envers les femmes plus âgées. De plus, je ne suis pas exposée à la discrimination raciste.

Toutefois j’ai eu l’opportunité de constater qu’il semble y avoir moins de sexisme et d’âgisme exprimé de façon ouverte en Angleterre qu’en France. En France on m’a souvent demandé mon âge, alors qu’en Angleterre cela ne m’est arrivé que rarement.

En Inde, il n’y a pas eu de problème lié au fait que je sois une femme car je suis une étrangère. Il y a un double standard en Inde entre les femmes indiennes et les femmes étrangères, que l’on traite de façon différente.

Pour finir, est-ce qu’il y a quelque chose que vous aimeriez ajouter ? Un mot de la fin ?

La situation des femmes en Inde est particulière. En effet, les Indiennes n’ont pas de place représentative dans la société rurale. Par contre, dans les zones citadines la situation est souvent différente : par exemple, on observe que le nombre de femmes qui dirigent des banques en Inde est supérieur à celui de l’Angleterre. Il existe une vraie marge d’amélioration de la condition des femmes dans l’Inde rurale. C’est pourquoi j’aimerais insister sur le fait qu’Oorja n’a pas seulement pour objectif de fournir des villages en électricité mais également d’induire des changements sur la société en alimentant en électricité des micro-entreprises locales gérées par des femmes. L’alimentation en électricité permettra à ces entreprises d’être plus productives et de travailler plus longtemps chaque jour, ce qui entraînera une augmentation des revenus. Cette augmentation des revenus impliquera plus d’argent pour les foyers et ceci permettra à son tour d’améliorer la santé et l’éducation de ces communautés rurales indiennes.

Auteurs :
Noura Ouazzani, Consultante
Giulia Zanone, Senior Consultante