La loi n°2009-526 du 12 mai 2009 permet désormais à l’employeur de fournir à ses employés leur bulletin de salaire sous une forme dématérialisée. Cette loi signe t’elle l’arrêt de mort de la sacro-sainte fiche de paye, qui, il faut le rappeler, est encore distribuée en main propre au salarié dans 65% des cas ? Qu’adviendra t-il aussi de ce rituel, symbole historique d’une reconnaissance quasi paternelle du management vis-à-vis de ses collaborateurs méritant ?

Inutile de louvoyer : à l’heure du numérique, de l’internet et des réseaux, la conservation pendant toute une carrière (92% des employés déclarent conserver leur bulletin jusqu’à l’âge de la retraite) d’une feuille de papier présente un caractère pour le moins anachronique. Ceci d’autant plus que toutes les solutions juridiques et techniques existent pour sécuriser et conserver de manière sécurisée des données informatisées. Ainsi, avec l’arrivée au fur-et-à-mesure sur le marché du travail de jeunes générations élevées au « tout-numérique », la tendance est clairement en faveur d’une disparition pure et simple, à terme, de ce document papier.

En revanche, si le sens de la courbe représentant le nombre de bulletins de paie édités tous les mois ne fait pas vraiment débat, sa « pente » pose beaucoup plus de questions.

La dématérialisation du bulletin de paye dans les entreprises comme les administration ne sera pas généralisée avant de nombreuses années. Pourquoi ?

L’adhésion relative des collaborateurs

Premier élément et certainement le plus important, la dématérialisation du bulletin de paye nécessite l’accord préalable du salarié. Or ceux-ci ne plébiscitent pas le bulletin de paye électronique, loin s’en faut : 50% des salariés seulement se déclarent très intéressés ou plutôt intéressés par la dématérialisation de leur bulletin. Ceci exclut toute mise en œuvre de type « big bang » qui s’appliquerait à la totalité des employés. L’entreprise qui décide de dématérialiser ses bulletins de paye devra donc faire cohabiter deux processus, papier et dématérialisés. A terme, il est vraisemblable que les organisations qui ont fait le choix de la dématérialisation incluent l’accord du salarié dans le cadre de la signature des contrats de travail pour les nouveaux embauchés, mais elles devront dans tous les cas maintenir les flux papier pour les réfractaires.

D’où vient cette réticence ? La mise en place d’un bulletin électronique tend à rendre plus floue la frontière entre la sphère publique du salarié – dans l’entreprise – et sa sphère privée. En effet, la mise à disposition de ce bulletin électronique suppose une solution accessible depuis le domicile de l’employé, mais mise à sa disposition par l’entreprise. Que se passe t-il alors si le collaborateur change d’entreprise ? Que deviendront ses bulletins de salaire et qui y aura accès ? Est-ce que les bulletins électroniques seront acceptés par les banques pour une demande de prêt? Autant de question qui poussent à conserver le bon vieux bulletin papier, peut-être plus contraignant mais qui soulève moins de questions.

Par ailleurs ce dispositif part du principe que les employés concernés disposent d’une connexion internet. Or, le taux d’équipement en micro-ordinateur des ménages (55% en 2006) montre qu’une partie significative des salariés est exclue mécaniquement de la possibilité de récupérer à son domicile son bulletin de salaire électronique.

Le manque d’enthousiasme des DRH

Il serait cependant faux de croire que les freins sont exclusivement du ressort du salarié, bien au contraire. Les RH de manière générale font preuve d’une grande frilosité sur le sujet. A leur décharge, le cadre juridique a posé le principe de la validité du bulletin de paye électronique, mais reste flou sur les modalités pratique de mise en œuvre. Autant dire que les premiers DRH qui se lancent dans l’aventure ont toutes les chances d’essuyer les plâtres juridiques en cas de recours du salarié ou des syndicats. Pionnier technologique, oui… mais pas forcément initiateur de la jurisprudence !…

Autres questions sous-jacentes: comment susciter l’adhésion des collaborateurs à l’e-bulletin? Quel service supplémentaire l’entreprise apporte t-elle à son salarié qui reçoit aujourd’hui gratuitement son bulletin de paye papier ?

Le nœud du problème réside dans le fait que les fonctionnalités liées à une dématérialisation du bulletin sont au bénéfice individuel du salarié (stockage, conservation, accès), mais sont a priori payées par l’entreprise. L’équilibre économique résidant dans le fait que les économies réalisées par l’entreprise sur le traitement du bulletin papier (impression, routage, diffusion) permettent de payer ce service au salarié. Les modalités de ce service restent à définir (durée, réversibilité, choix de la solution technique et du prestataire), ne sont pas simples et augurent de bon nombre de discussions avec les instances représentatives des salariés.

Des réticences (collaborateurs/ DRH) qui trouvent des origines communes

Les freins évoqués sont certes réels mais purement psychologiques. Il est intéressant de constater qu’il n’existe aucune impossibilité technique ou juridique à la mise en place d’un bulletin de paye dématérialisé et que ce dernier serait vraisemblablement plus sécurisé dans un coffre fort électronique que dans bon nombre d’entreprises où les bulletins de salaire trainent dans les bannettes courrier des employés ou sont perdues par la poste. L’e-bulletin est donc une affaire de volonté avant tout.

Faut-il en conclure que le bulletin de salaire papier a encore de beaux jours devant lui ? Certainement. Mais peut-être que le meilleur atout de l’e-bulletin réside dans les dérives de la dématérialisation que l’on constate à l’heure actuelle sur d’autres sujets. Aujourd’hui, la dématérialisation consiste souvent en un transfert de charge vers l’internaute, qui lorsqu’il adhère à des services de factures dématérialisées par exemple, doit gérer un compte vers son ou ses fournisseurs, et gérer éventuellement lui-même l’impression et le stockage personnel de ses documents électroniques. D’une certaine manière, l’entreprise réaliserait des économies au dépends de l’internaute.

Pour le bulletin de salaire, l’affaire est tout à fait différente : du fait des contraintes fortes en terme de sécurité, d’accessibilité, d’obligation de conserver les données et les formats sur le long terme, la mise à disposition d’un bulletin de salaire électronique sera obligatoirement assortie d’un service réel pour le salarié : mise à disposition d’un espace personnel, sécurisé, garanti et potentiellement indépendant de l’entreprise… et donc utilisable éventuellement pour d’autres documents.

Pour l’entreprise, au-delà de la réduction des coûts, il s’agit aussi d’une opportunité de répondre à des enjeux d’image (modernité), de développement durable (zéro papier) et de qualité de service vis-à-vis de ses employés. En somme, l’entreprise comme le salarié seraient gagnants ! C’est grâce à la prise de conscience de ces gains mutuels et à la volonté de les concrétiser, que le cérémonial de la distribution de l’enveloppe cachetée disparaîtra…

Contact: Olivier Parent du Chatelet, Associé